Chapitre XII

 

L’homme à barbe mais sans cheveux se leva d’un bloc derrière le bureau et ses genoux, dans la manœuvre, firent carillonner les clochettes qui avaient appelé les orphelins à leur devoir de grooms. La femme à cheveux mais sans barbe pointa vers les enfants un doigt aussi tordu que son âme. Ce doigt, elle se l’était cassé des années plus tôt, lors d’une querelle homérique autour d’une partie de tric-trac – mais cette histoire-là aussi réclamerait au moins treize volumes, or, dans l’histoire des enfants Baudelaire, le doigt en question n’intervient qu’ici et je m’abstiendrai donc de la raconter.

— Les Baudelaire ont retiré leurs bandeaux ! dénonça la misérable de sa voix sépulcrale.

— Oui ! confirma le misérable de sa voix de poulie rouillée. Outrage à la cour !

— Absolument ! les défia Violette. Cette cour est une honte et ne vaut que mépris !

— Deux de ses magistrats sont des criminels notoires ! renchérit Klaus, et l’assistance en eut le souffle coupé.

— Coudeuil ! cria Prunille.

— Tout coup d’œil est strictement interdit ! rugit l’homme à barbe mais sans cheveux. Quiconque jette un coup d’œil sera livré aux autorités !

— Retirez vos bandeaux, tous ! implora Violette en direction de l’assistance. Le comte Olaf est en train d’enlever la juge Abbott ! Vite ! Là-bas ! Près des ascenseurs ! En ce moment même !

— Hmm-hmm ! confirma la juge Abbott à travers la bande adhésive.

— Ridicule ! dit la femme à cheveux mais sans barbe. La juge Abbott est en train de déguster un caramel au sel de mer ! Elle a les dents un peu collées, c’est tout !

— Elle ne déguste rien du tout ! s’insurgea Klaus. S’il y a des volontaires dans cette salle, qu’ils retirent leurs bandeaux et nous viennent en aide, vite !

— Ces sales gamins essayent de vous rouler ! cria l’homme à barbe mais sans cheveux. Gardez bien vos bandeaux sur les yeux !

— Oui, et gare à qui enlève le sien ! tempêta la femme à cheveux mais sans barbe. Le but de ces petites crapules, c’est de faire arrêter les honnêtes gens !

— Non ! Autantic ! cria Prunille. Véracité !

— J’ai dans l’idée que ces enfants disent vrai, risqua Jérôme, quoique sans faire mine de retirer son bandeau.

— Ces petits truands ? se récria Esmé. Ils mentent comme des arracheurs de dents ! Pire que mon ex-fiancé !

— Moi, je les crois ! dit Charles, tripotant son bandeau. La malfaisance, ils connaissent. Ils l’ont déjà rencontrée plus de quatre fois !

— Je les croirai quand j’aurai le temps ! décréta M. le Directeur dont on n’aurait su dire, derrière sa fumée, s’il portait un bandeau ou non. Ces trois-là, je les ai vus à l’œuvre : des trublions, oui !

— Ils ne disent que la vérité ! lança Frank. Encore que, sait-on jamais ? peut-être était-ce Ernest après tout.

— Ils ne font que raconter des histoires ! lança Ernest. Encore que, sait-on jamais ? peut-être était-ce Frank après tout.

— Ce sont de bons élèves ! lança Mr Rémora.

— Des cancres nuls en tout ! contra Nero.

— Des braqueurs de banque ! lança Mme Alose, dont le loup de velours noir dépassait sous son bandeau.

— Braqu…queurs de banque ? s’étrangla Mr Poe. Qui a dit ça ?

— Ils sont coupables ! s’égosilla l’homme à barbe mais sans cheveux, bien que la Haute Cour ne fût censée délivrer son verdict qu’après avoir dûment examiné chacune des pièces versées au dossier.

— Ils sont innocents ! cria Hal.

— Ce sont des monstres ! cria Féval.

— Fourbes et retors ! cria Bretzella.

— Dignes des manchettes de journaux ! cria Geraldine Julienne.

— Ils sont la duplicité incarnée ! cria Otto.

— Ils sont en train de filer ! cria la femme à cheveux mais sans barbe.

Et pour une fois elle ne mentait pas. Voyant que nul ne faisait mine de rattraper Olaf ni de lui arracher la juge Abbott, voyant que tous les présents s’apprêtaient à les lâcher, comme tant d’autres avant eux, pourtant censés être nobles de cœur et dignes de confiance, les trois enfants fonçaient tête baissée en direction du comte Olaf, lequel venait maintenant, la juge toujours sous le bras, d’empoigner le lance-harpon.

Si vous faites partie des chapardeurs de bonbons – ce qui, j’espère, n’est pas le cas –, vous savez qu’aller à pas de loup et foncer tête baissée sont deux activités assez incompatibles. Mais si vous aviez l’expérience des enfants Baudelaire, vous sauriez aussi que malgré tout, avec un peu de pratique, on peut bel et bien foncer en catimini – surtout au milieu d’une foule aux yeux bandés.

— Rattrapons-les ! hurla une voix.

— Les rattraper, ces trois-là ? se lamenta Mrs Endemain. Il y faudrait tout un village ! Et surtout, il faudrait y voir clair !

— On garde les bandeaux ! ordonna Mr Lesko. Pas d’outrage à la cour ! Allons-y à tâtons ! Vite, bloquons l’entrée !

— L’entrée, pas la peine ! rappela l’homme à barbe mais sans cheveux. Elle est déjà gardée. Mais ces petits scélérats gagnent les ascenseurs ! Retenez-les, bon sang !

— Mais ne retenez pas n’importe qui, même près des ascenseurs ! ajouta la femme à cheveux mais sans barbe, les yeux sur le comte Olaf.

Sur ce, l’un des ascenseurs signala son arrivée d’un clignotement frénétique, et les enfants achevèrent leur course à travers une forêt de bras tendus à l’aveuglette, dans toutes les directions à la fois.

— Fouillez l’hôtel de fond en comble ! grinça la poulie rouillée, et ramenez ici tout suspect !

— Nous saurons faire le tri ! gronda la voix caverneuse. Juger, c’est notre métier – pas le vôtre !

NoN !…

D’un coup unique et bien senti, qui résonna longuement à travers le grand hall où les aveugles guidaient les aveugles, l’horloge de l’hôtel, hautaine, sonnait une heure de l’après-midi juste comme le trio Baudelaire atteignait les ascenseurs. Le comte Olaf avait déjà traîné la juge Abbott dans la cabine et venait de presser sur le bouton refermant les portes, mais Prunille, de son petit pied, bloqua celles-ci en position ouverte – geste risqué auquel peu de gens se risquent, et que je vous déconseille formellement.

Olaf se pencha vers les trois enfants et leur chuchota, féroce :

— Laissez-moi filer, scorpions ! Ou j’annonce bien fort où vous êtes.

Mais Olaf n’avait pas le monopole du chuchotis féroce.

— Laissez-nous prendre cet ascenseur, siffla Violette sur le même ton, ou c’est nous qui dénonçons où vous êtes !

— Hmm, fit la juge Abbott.

Le comte fusilla les enfants du regard, ils le lui rendirent en triple. Enfin le scélérat s’effaça et laissa entrer les enfants.

— Sous-sol ?

Ils hésitèrent. Dans leur hâte à échapper à la foule et à rejoindre la juge, ils n’avaient pas songé une seconde à l’étape suivante.

— Peu importe, dit Klaus très vite. Où vous allez.

— Ha ! gloussa Olaf. C’est que j’ai deux ou trois petites courses à faire, moi. Pour commencer, je fonce au sous-sol, histoire de récupérer ce sucrier. Après ça, cap sur le toit et sur ce fameux champignon. Ha ! Ensuite, retour à la réception, pour en menacer tout le monde. Ha ! Et pour finir, retour sur le toit, cette fois pour prendre le large.

— Râpédavance, dit Prunille ; autrement dit : « Vous courez à l’échec. »

Et curieusement Olaf parut comprendre car il se pencha vers la petite, fronçant son vilain sourcil.

— Ta mère m’a dit la même chose, un jour. Imagine-toi, j’avais sept ans, par là, quand…

Mais déjà l’ascenseur rouvrait ses portes sur le sous-sol et le malfrat s’interrompit. Vivement, il traîna la juge hors de l’ascenseur et ordonna :

— Suivez-moi !

Les trois enfants, bien évidemment, avaient à peu près autant envie de suivre ce triste sire que de se tartiner les cheveux de double crème, mais ils s’interrogèrent mutuellement du regard et ne trouvèrent pas d’autre option.

— Le sucrier, rappela Violette, ne comptez pas le récupérer. La porte est verrouillée par digicode culturel.

— Ah ! et tu crois que ça va m’arrêter ? dit Olaf, s’immobilisant devant la porte 025, sur laquelle le cadenas étalait ses fils tortueux, tels que Prunille les avait placés. Cet hôtel est une immense bibliothèque, imagine-toi. Et, dans une bibliothèque, on peut obtenir tout ce qu’on veut dès lors qu’on dispose d’une chose.

— Catalog ? suggéra Prunille.

— Non, répondit Olaf, et il braqua son arme sur la juge Abbott. Otage.

Là-dessus, de son autre main, il entreprit de décoller la bande adhésive qui bâillonnait la magistrate, le plus lentement possible car c’est ainsi que cela brûle le plus.

— Chère madame, l’informa-t-il avec un sourire mauvais, vous allez m’aider à déverrouiller ce cadenas.

Elle se raidit.

— Jamais de la vie ! Ces trois enfants vont m’aider à vous ramener à la réception, en vous y traînant s’il le faut, afin que justice soit rendue !

— Justice ? pouffa le comte Olaf. Jamais justice n’est rendue, nulle part. Pas plus ici qu’ailleurs.

— Si j’étais vous, j’en serais moins sûr ! triompha la juge, et elle brandit une chose qu’elle tenait dans son dos.

Les enfants regardèrent, pleins d’espoir, l’arme qu’elle exhibait là, mais tous leurs espoirs retombèrent lorsqu’ils virent de quoi il s’agissait.

— Odieuse Lâchetés des Affamée de Fortune, lut la magistrate à voix haute, montrant fièrement l’histoire complète de l’injustice et du non-droit à travers les âges, par Jérôme S. d’Eschemizerre. Comte Olaf, dit-elle, sévère, sachez qu’il y a là-dedans suffisamment de charges contre vous pour vous faire croupir en prison jusqu’à la fin de vos jours !

— Madame la juge, hésita Violette. Euh, Judy Sibyl… Vos deux collègues de la Haute Cour sont des complices du comte Olaf. Jamais ces deux-là ne le mettront en prison.

— Quoi ? ! Mais c’est impossible ! Je les connais depuis des années ! Je leur ai raconté tous vos malheurs au jour le jour, et ils ont toujours eu l’oreille attentive.

— L’oreille attentive, ha ! s’esclaffa Olaf. Ils me refilaient l’information aussi sec, que je puisse rattraper ces scorpions ! Vrai ! vous m’avez rendu de fiers services, voisine ! Sans vous en douter un instant. Ha !

La magistrate prit appui contre la potiche la plus proche et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Mes pauvres enfants, dit-elle, une fois de plus je vous ai trahis. Bien malgré moi. Je croyais vous rendre service et, voyez ! je ne faisais que vous mettre plus en danger encore. Je croyais que justice vous serait rendue si votre histoire était connue de la Haute Cour et…

— Leur histoire ? se gaussa Olaf. Qui voulez-vous qu’elle intéresse ? Quand bien même vous la raconteriez par le menu, en treize volumes, qui voudrait lire des horreurs pareilles ? Ces orphelins, je leur ai damé le pion ! Tout comme j’ai damé le pion à quiconque était assez noble ou assez borné pour se mettre en travers de mon chemin. Et je continuerai à les écraser tous, jusqu’à la fin de mon histoire – ou, comme disent les Français, jusqu’à son noblesse oblige.

— Dénouman, rectifia Prunille.

Mais le comte fit la sourde oreille, son attention tout entière tournée vers l’engin qui verrouillait la porte.

— D’après ce grand niais de bibliothécaire, les premiers mots à taper sur cette ânerie de digicode correspondent à une particularité médicale commune aux trois enfants Baudelaire. (Il se tourna vers la juge Abbott.) Dites-moi de quoi il s’agit, ou je vous fais avaler ce harpon.

— Jamais ! se rebiffa la juge. J’ai peut-être failli à tous mes devoirs envers ces orphelins, je ne faillirai pas envers V.D.C. Ce sucrier, vous ne l’aurez pas, quand bien même vous me passeriez sur le corps.

C’est alors que Klaus dit d’une voix tranquille :

— Je vais vous les donner, moi, ces mots.

Ses sœurs et la juge ouvrirent des yeux ronds. Même le comte Olaf semblait un peu abasourdi.

— Me les donner ?

— Absolument. Comme vous l’avez souligné vous-même, personne n’a rien fait pour nous, en fin de compte. Tout le monde nous a laissés tomber. Même les gens bien, les braves, les cœurs nobles. Au nom de quoi protégerions-nous ce sucrier ?

— Klaus ! se récrièrent ses sœurs en chœur.

— Non ! se récria la juge en solo.

Le comte Olaf semblait toujours un peu saisi, mais il eut un haussement d’épaules.

— Bien. Alors, quelle est cette particularité médicale que vous avez en commun, tous trois ?

— Nous sommes allergiques aux pastilles de menthe.

Et prestement, s’approchant du clavier, Klaus tapa d’un doigt : A, L, L, E, R, G, I, E, A, U, X, P, A, S, T, I, L, L, E, S, D, E, M, E, N, T, H, E. Aussitôt, l’engin se mit à crépiter tout doux.

— Génial ! s’extasia le comte Olaf. Il s’échauffe. Bon, et maintenant tire-toi de là, Quat’zyeux ! Je peux taper moi-même la suite, l’arme qui m’a fait orphelin. Voyons voir. (Il récita d’avance, un doigt en l’air au-dessus du clavier.) F, L, A, I, C, H…

— Hé ! l’arrêta Klaus. Ça ne peut pas être ça. Il n’y a pas de mot qui s’écrive comme ça.

— L’orthographe ne compte pas, grogna le comte Olaf.

— Bien sûr que si, elle compte. Dites-moi le nom de cette arme, que je le tape pour vous.

Lentement, le comte s’éclaira d’un sourire diabolique, un sourire à vous changer en pierre.

— Et comment, je vais te le dire ! C’étaient des fléchettes empoisonnées.

Klaus échangea avec ses sœurs un regard sombre et, dans un sombre silence, tapa sur le clavier : F, L, E, C, H, E, T, T, E, S, E, M, P, O, I, S, O, N, N, E, E, S. L’engin se mit à bourdonner doucement. Le comte Olaf en transe regardait les câbles en pattes d’araignée frémir imperceptiblement du côté de la serrure.

— Ça marche ! jubilait-il, se pourléchant les lèvres. Oh ! la saveur du sucre est vraiment plus que douce…

Klaus tira son carnet de sa poche et, durant de longues secondes, il en lut un passage intensément. Puis il se tourna vers la juge et désigna l’ouvrage de Jérôme.

— Vous pourriez me prêter ce livre un instant, madame, s’il vous plaît ? La troisième série de mots correspond à la « fameuse question vertigineuse posée par Richard Wright dans son roman le plus célèbre ». Richard Wright est un romancier américain de l’école réaliste qui a beaucoup écrit sur l’injustice et les problèmes de discrimination raciale ; je suis prêt à parier qu’il est cité dans une histoire complète de l’injustice et du non-droit à travers les âges.

— Tu ne vas pas lire tout ce gros bouquin ! éclata Olaf. La populace nous aura retrouvés avant que tu aies fini le premier chapitre !

— Je vais juste jeter un coup d’œil à l’index, dit Klaus. Comme j’avais fait chez tante Agrippine, quand nous avions décodé son message pour retrouver sa cachette.

Le comte se caressa le menton.

— Je m’étais toujours demandé comment tu avais fait ça, dit-il, pensif et presque admiratif.

Klaus feuilleta le gros ouvrage, à la recherche de l’index final. Un index – mais vous le savez –, c’est la liste alphabétique de tous les mots clés d’un ouvrage, avec les numéros de pages permettant de retrouver les passages.

— « Wright, Richard », lut Klaus à voix haute. « Question vertigineuse dans Un Enfant de ce pays, p. 581. »

— Un peu avant la page 600, dit le comte Olaf, comme pour faire avancer les choses.

D’une main exercée, Klaus feuilleta jusqu’à la bonne page, puis il la parcourut en diagonale, clignant des yeux derrière ses lunettes.

— Vu, dit-il à mi-voix, et il lut la phrase en silence. Intéressante question, en effet.

— On s’en fiche, explosa Olaf, de savoir si elle est intéressante ou pas ! Tape-la, un point c’est tout !

Klaus réprima un sourire et se mit à taper avec ardeur sur le clavier du digicode. Mais ses sœurs s’approchèrent de lui, et chacune d’elles lui pressa une épaule.

— Pourquoif ? chuchota Prunille ; autrement dit : « Pourquoi jouer le jeu d’Olaf ? »

— Prunille a raison, dit Violette. Pourquoi aider Olaf à entrer dans cette laverie ?

Le garçon tapa la fin de la phrase, E, C, R, O, U, L, E, R, et se tourna tranquillement vers ses sœurs.

— Parce que le sucrier n’y est pas.

Et il poussa la porte.

— Comment ça, rugit le comte, le sucrier n’y est pas ? Bien sûr que si, il y est !

— Je crains qu’Olaf n’ait raison, Klaus, dit la juge.

Tu as entendu ce qui a été dit. Quand les corbeaux ont été touchés par le harpon, ils sont tombés sur le papier gluant et ils ont lâché le sucrier dans la manche d’aération.

— Oui, oui, dit Klaus. À ce qu’il paraît.

— Trêve de sottises ! s’impatienta le comte et, brandissant le lance-harpon, il fit irruption dans la pièce.

Il ne lui fallut pas des heures, cependant, pour réaliser que Klaus disait vrai. La laverie de l’hôtel Dénouement n’avait rien d’une salle de bal, tout juste de quoi loger quatre ou cinq lave-linge et autant de sèche-linge, un ou deux monceaux de draps sales et cinq ou six récipients de plastique contenant des détachants liquides qu’il vidait mieux ne pas boire, comme l’avait dit Dewey. Dans un angle du plafond, un conduit ouvrait sur la manche d’aération destinée à évacuer la vapeur. Mais rien ne permettait d’affirmer que le sucrier était passé par là pour atterrir dans la pièce, car nul sucrier n’était en vue où que ce fût sur le plancher. Frémissant de fureur, le comte Olaf ouvrit le hublot de chacune des machines l’une après l’autre, il inspecta l’intérieur de chaque tambour et referma le hublot en pestant. Puis il empoigna une brassée de draps sales, la souleva, la secoua, la laissa retomber par terre d’un air dégoûté.

Et tout du long il répétait, postillonnant de dépit :

— Mais où est-il ? Enfin, où est-il ?

— C’est un secret, répondit Klaus. Un secret disparu avec Dewey Dénouement.

Alors le comte pivota pour se planter face aux enfants, qui jamais, jamais de leur vie ne l’avaient vu dans un tel état. Ses yeux crachaient le feu, son sourire disait sa faim, une immense faim de nuire. Le rictus rappelait celui de Dewey blessé sombrant dans l’étang, celui d’une douleur indicible, comme si sa propre cruauté mettait Olaf à l’agonie.

— Dewey Dénouement, siffla-t-il entre ses dents. Eh bien ! il ne sera pas le seul de son espèce à périr aujourd’hui. Sucrier ou pas sucrier, je détruirai tout ce qui respire dans cet hôtel. Je vais libérer la fausse golmotte médusoïde et tous mourront dans d’atroces souffrances, les volontaires comme les félons. Ceux de mon bord m’ont trahi au moins aussi souvent que mes ennemis, je vais me faire une joie de les liquider. Tous ! Puis je jetterai à l’eau ce bateau qui est sur le toit, et je prendrai le large, la voile au vent…

— Si vous jetez le bateau à l’eau depuis le toit, fit observer Violette, vous n’avez aucune chance de prendre le large à son bord ensuite. Il ne survivra pas à sa chute, pas de si haut. L’impact sera trop violent. Il se fera pulvériser en touchant l’eau, à cause de l’énergie cinétique.

— Bon, je vois que l’énergie cinétique compte aussi parmi mes ennemis, grommela Olaf.

— Mais moi, je peux vous aider à mettre ce bateau à l’eau sans trop de dommages, ajouta Violette.

Ses cadets et la juge Abbott la regardèrent, éberlués. Même le comte Olaf semblait un peu abasourdi.

— Tu ferais ça ?

— Absolument, assura Violette. Comme vous l’avez souligné vous-même, tout le monde nous a laissés tomber, en fin de compte… Même les gens bien, les braves, les cœurs nobles. Pourquoi ne pas vous aider à mettre ce bateau à l’eau ?

— Violette ! se récrièrent ses cadets en chœur.

— Non ! se récria la juge en solo.

Le comte Olaf semblait toujours légèrement perplexe, mais il eut un haussement d’épaules.

— Parfait, dit-il. Que te faut-il ?

— Une grande brassée de ces draps sales suffira, dit Violette. Je vais les nouer ensemble pour en faire un parachute de freinage. Comme dans les monts Mainmorte, quand j’ai stoppé cette roulotte en folie.

Le comte se caressa le menton.

— Je m’étais toujours demandé comment tu avais fait ça, dit-il, pensif et presque admiratif.

Mais déjà Violette se chargeait d’une grande brassée de draps, s’efforçant de choisir les moins sales.

— En route pour le toit, dit-elle à mi-voix.

Ses cadets s’approchèrent d’elle, et chacun d’eux lui pressa une épaule.

— Pourquoi ? chuchota Prunille.

— Prunille a raison, dit Klaus. Pourquoi aider Olaf à s’évader ?

L’aînée des Baudelaire regarda les draps sur son bras, puis son frère et sa sœur.

— Parce qu’il va nous emmener avec lui, dit-elle.

— Moi ? s’écria Olaf. Et pourquoi diantre le ferais-je ?

— Parce que deux bras ne vous suffiront pas pour manœuvrer ce bateau, dit Violette. Et que, de notre côté, il nous faut quitter cet hôtel sans nous faire repérer.

— Pas faux, reconnut Olaf. Et vous auriez fini entre mes griffes de toute façon. Venez.

— Minutt ! dit Prunille. Corunnchôz !

Tous les regards se tournèrent vers la benjamine, mais son petit visage était impénétrable. Le comte Olaf répéta, la toisant de haut :

— Encore une chose ? Et quoi donc ?

Les aînés Baudelaire observèrent leur petite sœur et une ridule glacée leur parcourut l’échine, un peu comme si un gros caillou avait été jeté entre eux trois.

Il est très difficile, en ce monde, de faire son chemin sans commettre quelques coups bas de loin en loin, parce que le monde lui-même a tendance à envoyer des coups bas. Chaque fois que les enfants Baudelaire s’étaient retrouvés acculés, ne comprenant plus rien à rien, ne sachant plus que faire, et que la tentation leur était venue d’avoir recours à un coup bas, il leur avait semblé cheminer sur une ligne de crête très étroite, en équilibre précaire et dans le noir, risquant à chaque instant de basculer dans un océan de bassesse. Klaus s’était senti sur ce fil du rasoir quelques minutes plus tôt, au moment de proposer son aide à Olaf pour ouvrir la porte de la laverie, même si le sucrier ne se trouvait pas à l’intérieur. Violette s’était sentie sur ce fil du rasoir peu après, au moment de proposer son aide à Olaf pour son évasion en bateau, même si cela leur donnait une chance de s’évader aussi. Mais lorsqu’ils entendirent les mots de leur petite sœur, à l’instant même où l’horloge intraitable lançait deux NoN ! sans appel, ils eurent l’impression que, cette fois, ils perdaient bel et bien l’équilibre et déboulaient vers l’abîme, loin, très loin de ce qui restait encore au monde de droiture et de noblesse.

— Feu, dit Prunille. Brulôtel. Et les trois enfants se sentirent en chute libre.

 

Le Pénultième Péril
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